
Dépakine : cassation partielle de la décision d'indemnisation
-Alors que la société Sanofi, relayée par les médias, a annoncé le 3 février sa mise en examen des chefs de « blessures involontaires » et « tromperie aggravée », la Cour de cassation s’est prononcée récemment et pour la première fois sur la responsabilité civile de la société Sanofi du fait des dommages causés par la Dépakine.
Par un arrêt du 27 novembre 2019[1], la Cour de cassation casse partiellement la décision d’indemnisation au motif que les juges du fond n’ont pas examiné la cause d’exonération invoquée par la société.
Cependant, elle confirme l’arrêt en ce qui concerne la recevabilité de l’action en responsabilité ainsi que la caractérisation de la défectuosité du produit.
Rappel du contexte de cette affaire
Commercialisé en 1967, le valproate de sodium est indiqué dans le traitement des troubles épileptiques. Son indication a été étendue au traitement des épisodes maniaques du trouble bipolaire.
Un rapport de l'Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) relatif aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium, de février 2016[2], constate l’effet tératogène des traitements antiépileptiques chez les enfants dont la mère a été traitée pendant la grossesse.
Plusieurs études scientifiques ont permis de mettre en évidence, à partir des années 1980, le risque de malformations congénitales liées à l’exposition in utero au valproate de sodium et ses dérivés (DEPAKINE, DEPAKOTE, DEPAMIDE, MICROPAKINE et ses génériques).
Selon l’étude épidémiologique, menée conjointement par l’ANSM et la CNAMTS, environ 14 000 femmes auraient été exposées entre 2007 et 2014.
Les résultats d’une seconde enquête mettent en évidence un risque de malformation plus important et globalement quatre fois plus élevé chez les enfants nés d’une femme traitée pour une épilepsie[3].
Depuis sa mise sur le marché et jusqu'en 2016, le nombre total d’enfants exposés in utero au valproate et atteints de malformations congénitales majeures a été estimé entre 2150 et 4100.
Le valproate entraîne chez l'enfant à naître des malformations dans environ 10% des cas et des troubles du neuro-développement, dans 30 à 40%.
Du fait du risque élevé de malformations congénitales et des troubles neuro-développementaux chez l’enfant exposé in utero, les pouvoirs publics ont décidé de mettre en place une procédure d’indemnisation spécifique fondée sur la solidarité nationale, sur la base de celle instaurée pour les victimes du médiator (benfluroex).
Une première action de groupe a été introduite par l’association d’aide aux parents d’enfants souffrant de syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac) en 2016.
Parallèlement, un dispositif d’indemnisation a été créé par la loi n°2016-1917 du 29 décembre 2016[4].
Un décret précise les modalités de la procédure d’indemnisation "destinée à garantir la réparation intégrale des préjudices imputables au valproate de sodium (dépakine) et ses dérivés" (constitution du dossier, instruction des demandes, procédure d’expertise, fonctionnement du collège d'experts et du comité d’indemnisation)[5].
Ce dispositif, entré en vigueur le 1er juin 2017, concerne "les personnes s’étant vu prescrire ou délivrer du valproate de sodium ou l’un de ses dérivés ou leurs ayants droit".
Pour en savoir plus sur ce dispositif, vous pouvez consulter mon précédent article via le lien suivant : https://www.huet-avocat.fr/publications/indemnisation-des-victimes-du-valproate-de-sodium.
Rappel des faits de l’espèce
Selon l’arrêt attaqué, une femme souffre depuis l’âge de 11 ans d’une épilepsie généralisée, traitée en 2002 par Dépakine. Il lui a été conseillé de poursuivre ce traitement durant la grossesse, associé à la prise d’un autre médicament.
Le 24 novembre 2002, elle donne naissance à une petite fille qui présente un syndrome malformatif général caractérisé notamment par des anomalies des membres supérieurs et une microphtalmie.
Par une ordonnance du 20 juillet 2010, le juge des référés a désigné un collège d’experts.
Le rapport déposé le 22 mai 2011 établit le lien entre la prise de la Dépakine et les malformations de l’enfant.
Dans les suites de ce rapport, les époux ont assigné en responsabilité la société Sanofi, tant en leur nom personnel qu’en qualité de représentants légaux de leurs filles mineurs.
En cause d’appel, la société a assigné en intervention forcée l’Office Nationale d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM).
Les juges du fond admettent la recevabilité de l’action et considère que la société engage sa responsabilité considérant :
- d’une part, que l’origine des malformations, certes révélées à la naissance, n’a pu être connue avant la remise du rapport d’expertise. Ainsi, le délai de prescription triennal avait commencé à courir seulement à compter de la date du dépôt du rapport.
- d’autre part, que le produit était défectueux du fait de l’absence d’information dans la notice du risque de malformations induites par la prise de la Dépakine.
Huit moyens étaient invoqués à l’appui de ce pourvoi mais seuls certains ont retenu l’attention de la Haute juridiction :
- La prescription de l’action en responsabilité fondée sur le défaut d’un produit (moyen tiré de la violation de l’article 1245-16 du code civil, ancien article 1386-17).
Il est fait grief aux juges du fond de retenir comme point de départ la date à laquelle les époux ont eu connaissance avec certitude de l’imputabilité des pathologies à la Dépakine.
Selon la société Sanofi, le point de départ devait courir à compter de la naissance, date à laquelle des médecins avaient informé les parents de la possibilité de malformations liées à la prise du médicament.
La Cour de cassation confirme l’arrêt de la Cour d’appel relevant que c’est seulement à l’issue de plusieurs investigations et après le dépôt du rapport d’expertise que les époux ont disposé de tous les éléments leur permettant d’avoir connaissance du défaut du produit et de son implication dans le dommage.
- Sur la caractérisation de la défectuosité (Moyen tiré de la violation de l’article 1245-3 du code civil, ancien article 1386-4).
Elle relève qu’en l’espèce, la notice n’indiquait pas précisément que la prise de la Dépakine était susceptible de causer des malformations.
La société Sanofi considérait que la présentation du produit était conforme dès lors qu’elle invitait les patients à consulter un médecin en cas de grossesse ou de projet, et que le résumé des caractéristiques du produit (RCP) énumérait de manière précise les effets tératogènes connus.
Elle faisait valoir en outre que les juges du fond n’avaient pas pris en considération les circonstances particulières de prescription du médicament.
- L’insuffisance de motivation de la décision au regard de l’article 1245-10 du code civil.
Cette dernière invoquait deux causes d’exonération :
- L’exonération pour risque de développement. L’invocation de cette cause d’exonération implique de déterminer quel était l’état des connaissances scientifiques et techniques, ainsi que les informations dont pouvaient disposer le producteur lors de la mise en circulation du médicament ou de son administration. L’on sait que cette exonération est écartée du seul fait que le producteur est susceptible d’avoir connaissance eu du défaut (dès lors qu’il est soumis à une obligation de pharmacovigilance).
- L’exonération liée au respect de règles impératives : cette cause d’exonération implique que des règles impératives d’ordre législative ou réglementaire aient imposées au producteur et que le défaut soit dû au respect de ces règles.
Cependant, elle ne répond pas aux autres argumentes du laboratoire tendant à invoquer la cause d’exonération de responsabilité prévue à l’article 1245-10 5°[7](ancien article 1386-11 5°) c’est-à-dire le respect de règles impératives.
La Haute juridiction confirme l’arrêt de la Cour d’appel d’Orléans en ce qu’elle a caractérisé la défectuosité du produit. Cependant, elle casse partiellement l’arrêt au motif qu’elle n’a pas recherché si la présentation du médicament dans les documents d’information était conforme aux règles impératives.
Plusieurs critères permettent d’apprécier la défectuosité d’un médicament, parmi lesquels celui de l’insuffisance d’information sur les conditions d’utilisation du produit ou les risques du produit. La présentation du produit, les éléments figurant dans la notice ainsi que le RCP sont des éléments déterminants dans l’appréciation d’un défaut à la date de la mise en circulation.
La défectuosité du produit ainsi que l’imputabilité des dommages liées à la prise de la Dépakine n’apparaissent pas contestables au regard des études menées et du rapport déposé par le collège d’experts.
Cependant, elle rappelle que la caractérisation de la défectuosité ne permet pas à elle seule d’engager la responsabilité du producteur.
Les juges doivent rechercher, dès lors qu’une cause d’exonération est invoquée, si la preuve de cette cause est rapportée au vu des éléments soumis à son appréciation.
La Cour de cassation a ordonné le renvoi de l’affaire devant la Cour d’appel de Paris.
Il appartiendra à la Cour d’appel de rechercher et de déterminer si la société Sanofi est en mesure de s’exonérer de sa responsabilité.
Au cas d’espèce, et si la Cour d’appel de Paris venait à considérer que le respect du producteur de règles impératives est rapportée et que ce sont ces contraintes qui sont à l’origine du défaut, alors cela induirait a priori l’existence d’une responsabilité de l’Etat.
A mon sens, la Cour d’appel devrait également s’attacher à rechercher quel était l’état des connaissances à la date de la mise en circulation et de l’administration du médicament, et déterminer si le producteur pouvait disposer d’informations lui permettant de déceler le défaut du produit et l’ensemble des risques tératogènes.
La motivation de la Cour d’appel, telle que rapportée dans l’arrêt commenté, n’apparaît pas satisfaisante. A tout le moins, elle ne semble pas trancher clairement la question de savoir depuis quand Sanofi avait connaissance ou aurait pu avoir connaissance des risques rapportés.
Affaire à suivre…
Décret n°2017-1783 du 27 décembre 2017 modifiant le décret n°2017-810 du 5 mai 2017
Un produit est défectueux au sens du présent chapitre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.
Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.
Un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu'un autre, plus perfectionné, a été mis postérieurement en circulation.